5 mars 2020
Lula da Silva reçoit le titre de citoyen d’honneur de Paris. Photo: Ricardo Stuckert

Brésil. Luiz Inácio Lula da Silva n’a rien perdu de sa verve, malgré la cabale judiciaire qui l’a conduit à purger 580 jours de prison. En visite à Paris, l’ancien président brésilien se dit déterminé à défendre la démocratie contre les attaques de l’extrême droite, et à poursuivre son combat contre les inégalités.

Il y a d’abord un langage corporel. Ces mains qui marquent le rythme de la parole, cette voix rocailleuse qui trahit une passion pour le combat politique. De toute évidence, ces 580 jours passés en prison n’auront pas réussi à ébranler la détermination de l’ancien président du Brésil (2003-2011), sa volonté de s’engager pour l’égalité, les droits des travailleurs et la souveraineté de son pays. En visite à Paris, avant de se rendre à Berlin et au Comité des droits de l’homme de l’ONU, à Genève, où il plaidera l’illégalité du processus judiciaire engagé contre lui, Luiz Inacio Lula da Silva n’a tenu aucun discours revanchard. Se dégage au contraire un désir de réconcilier un pays qui n’a jamais paru aussi divisé. Face au péril fasciste et néolibéral, Lula appelle chacun à la mobilisation.

Après 580 jours d’emprisonnement vous vous dites « libéré mais pas libre » . Quelle est votre situation judiciaire ?
Nous avons déposé un habeas corpus devant la Cour suprême afin d’annuler la procédure judiciaire et la décision du juge Sergio Moro (aujourd’hui ministre de la Justice du gouvernement d’extrême droite – NDLR), en prouvant qu’il a été partial. Sa décision est politique. Il est désormais prouvé, et pas seulement par mes avocats mais également grâce aux révélations du site The Intercept, que la police fédérale comme le juge ont menti. J’ai été libéré par la Cour suprême, car une personne ne peut être emprisonnée tant qu’il existe encore des recours. D’autres procédures sont engagées contre moi. Elles sont autant d’épées au-dessus de ma tête. Pourquoi suis-je tranquille ? Parce je suis en mesure de prouver que mes accusateurs ont monté une farce pour m’écarter de l’élection présidentielle. J’ai mis au défi le juge Moro de débattre en public avec moi. Qu’il apporte la preuve à la société que j’aurais commis une erreur ! À chaque procès, j’ai amené des dizaines de témoins. L’accusation, elle, n’en a présenté aucun. Elle se base sur la délation de menteurs qui ont vendu des informations en échange d’allègements de peines de prison, voire de libérations. Lorsque j’étais emprisonné, certains ont tenté de me convaincre d’accepter la prison à domicile. J’ai refusé. Je ne veux pas seulement être libre, je veux prouver mon innocence. Je ne veux pas des faveurs de la justice. Soit il est prouvé que j’ai commis un crime, soit il est reconnu qu’ils ont monté une mascarade judiciaire pour m’empêcher de me présenter à l’élection présidentielle. C’est ce qui s’appelle la « lawfare », c’est-à-dire l’utilisation de la justice pour criminaliser des personnalités politiques.

Le président Jair Bolsonaro appelle à se joindre aux manifestations antiparlementaires du 15 mars, à l’initiative de l’extrême droite. Ces attaques contre le Parlement sont-elles une nouvelle manifestation du glissement vers une dictature ou plutôt le symptôme d’une fébrilité de l’exécutif ?
Il est normal qu’un parti de gouvernement appelle à une mobilisation en défense de ce gouvernement, tout comme il est normal que l’opposition proteste. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’un président, dans l’exercice de ses fonctions, appuie une manifestation dont l’objectif est d’attaquer le Congrès national et la Cour suprême. Cela fragilise la Constitution et l’équilibre des pouvoirs. C’est un geste d’irresponsabilité de Jair Bolsonaro qui, me semble-t-il, aimerait gouverner sans le Congrès, sans la Cour suprême, mais avec les miliciens qui le soutiennent. La situation est grave. Il est anormal qu’un président de la République adopte une telle attitude. Le Congrès est une institution qui a peu de crédibilité dans la société, parce que toute la sainte journée, à la radio, à la télévision, dans les journaux, il n’est question que de critiques du Congrès. Elles ne visent pas des députés ou des partis ; elles sont généralisées. Du coup, la société ne voit pas le Congrès comme une institution de qualité. Cette assemblée est aujourd’hui dominée par les ultraconservateurs, mais elle a été élue. L’appel à la manifestation du 15 mars est une tentative de discréditer des institutions démocratiques. Je peux avoir beaucoup de désaccords avec le Congrès et la Cour suprême, mais ces institutions, au bout du compte, sont garantes du régime démocratique.

Le chef de l’État multiplie les déclarations racistes et met en cause le principe des terres autochtones. Pourquoi ce déchaînement de haine contre les peuples indigènes et les descendants d’esclaves ?
Bolsonaro n’a jamais cessé d’attaquer les femmes, les Indiens, les Noirs, de défendre le port des armes. Au lieu d’être président, il aurait pu être shérif dans le Far West américain. Son élection est le fruit d’une campagne de haine, de discrédit de la politique et des partis. Il est parvenu à imposer l’idée qu’il n’était pas un politicien, alors qu’il a été député durant vingt-huit ans. Il a fait croire qu’il n’appartenait pas au système, voire qu’il en était un ennemi. Il y a eu une violente campagne de la droite contre le PT, contre les avancées sociales de nos gouvernements. Résultat : la démocratie a accouché de Bolsonaro. Et maintenant, la société brésilienne doit s’occuper de ce fils indigeste. Le président ne parle pas avec les médias ; il résout tout via des fake news, des tweets, des vidéos… Il entend faire passer pour naturelles ses absurdités, ses gros mots, sa haine de la démocratie. Il est normal à ses yeux que son fils déclare qu’un militaire peut fermer la Cour suprême. Il banalise ces propos jusqu’à les rendre acceptables pour certains.

Devant ce néolibéralisme autoritaire, en dehors des secteurs traditionnellement combatifs, la société brésilienne peine à se mobiliser. Y voyez-vous une forme d’apathie ?
Au Brésil, nous avons l’habitude de dire que la société tolère tout en début de mandat. Le vainqueur des élections n’est pas obligé de taper dans le juste, de connaître le fonctionnement de la machine gouvernementale. L’opposition elle-même se montre d’abord patiente. Où en est-on ? Bolsonaro n’apporte pas de réponses sur le plan économique. Il n’y a pas de croissance, pas de créations d’emplois, pas de hausse des salaires. Il avait promis une croissance du PIB de 2,5 %. Elle ne dépassera pas 1, 2 % cette année. Son ministre de l’Économie lui demande encore un délai de quinze semaines pour aboutir à des résultats. C’est le temps qu’il faut pour privatiser la compagnie pétrolière publique Petrobras, la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) et la Banque du Brésil. Comme Bolsonaro ne parvient pas à relancer la croissance économique, il fait diversion avec ses folies. C’est une manière de fuir. Par exemple, il ne parle jamais de l’assassinat de Marielle Franco. Chaque fois qu’on évoque les miliciens impliqués dans ce crime, il évite le sujet : ils se connaissent, mais il fait semblant de ne pas être concerné. Il n’y a pas d’améliorations dans les domaines de la santé, de l’éducation. Au contraire, il détruit les avancées permises par les politiques sociales du gouvernement du Parti des travailleurs. Voilà comment il mène sa barque. C’est lamentable. On pourrait comprendre que la société ait envie de réagir. Mais il faut du temps pour qu’elle se réveille.

Quelles sont les conséquences des réformes structurelles, comme celle de la Sécurité sociale ?
Ils avaient une proposition de réforme des retraites dont la pierre angulaire était la capitalisation, plus ou moins sur le modèle chilien, portée par le ministre de l’Économie, un homme lié aux économistes de Pinochet issus de l’école des Chicago Boys. Mais le gouvernement n’a pas réussi à faire passer la capitalisation au Brésil : le système solidaire, par répartition, perdure. Qu’on souhaite réformer le système des retraites pour l’adapter aux nouvelles réalités, comme les progrès de la longévité, d’accord. Mais la bonne politique, c’est d’écouter la société, d’instaurer un débat. Je vois qu’Emmanuel Macron, en France, utilise le 49.3 pour faire approuver sa réforme sans débat. Il n’est pourtant que le président de République, pas le patron du pays.

Au Brésil, la réforme du marché du travail a démantelé les garanties des travailleurs. De telles réformes ont été imposées dans 165 pays du monde : les travailleurs sont partout perdants. Il s’agit d’en finir avec l’état de bien-être social né après la Seconde Guerre mondiale, de faire payer aux travailleurs la facture de la crise. Au Brésil, en Amérique latine, nous n’avons pas un tel État social. Notre droit même à le bâtir est mis en cause. Avec le remplacement des emplois stables par des emplois précaires et mal rémunérés comme ceux que créé Uber, c’est la stabilité même dont l’humanité a besoin pour vivre en paix qui est menacée. Se lever le matin, avoir un emploi digne, être protégé par un système de santé, c’est salutaire. Ils sont en train de nous enlever cela, de faire de nous des hommes et des femmes soumis, comme nous l’étions au début de l’ère industrielle. Quelquefois, j’ai peur d’être pris pour un romantique, un dinosaure, car je vois les gens esclaves de leurs téléphones portables, du matin au soir. On mange, on boit, on travaille, on fait l’amour le nez sur le portable. Nous sommes à la merci d’algorithmes qui nous manipulent et peuvent truquer jusqu’aux élections. Trump et Bolsonaro sont les résultats de telles manipulations, de la dissémination de la haine permise par ces technologies qu’on pourrait utiliser à d’autres fins.

Au pouvoir, le PT et ses alliés ont conduit des politiques sociales qui ont permis à de larges franges de la population de sortir de la pauvreté. Mais sans refondre le modèle de développement du Brésil. Quels furent les obstacles ?
Nous avons réussi à mettre en œuvre les plus grandes politiques d’inclusion sociale de l’histoire du pays. Nous avons fait de Petrobras la septième plus grande compagnie pétrolière au monde. Nous avons fait les plus grandes découvertes pétrolières du siècle, avec les gisements pré-sal. Quand je suis arrivé à la tête du pays, il y avait moins de 3 000 travailleurs dans l’industrie navale. Ils étaient plus de 80 000 quand j’ai quitté le pouvoir. Le nombre de personnes qui ont commencé à avoir accès à un réfrigérateur, une machine à laver, un téléviseur a décuplé. Plus de 16 millions de personnes ont bénéficié des programmes d’électrification dans les zones rurales. Dans beaucoup de secteurs, le Brésil est très compétitif, il peut se classer premier. Notre constructeur aéronautique Embraer (Empresa Brasileira de Aeronáutica), la troisième firme au monde dans ce secteur, vient d’être privatisé. Elle concurrence pourtant le canadien Bombardier. Le gouvernement démolit toute la base de développement du Brésil. Sans investissement dans l’éducation, dans la recherche, dans la technologie, il n’y a aucune chance de développer des secteurs novateurs. Aucun pays ne peut se développer sans parier sur l’éducation. En treize ans, nous avons ouvert les portes de l’université à 4 millions de jeunes gens : des Noirs, des indigènes, des jeunes issus de familles pauvres. Cela a beaucoup dérangé l’élite. Le Brésil doit se réconcilier avec lui-même s’il veut bâtir un nouveau modèle de développement. C’est un grand pays, avec 210 millions d’habitants : ses industries peuvent produire pour ce vaste marché intérieur. Toutes les conditions sont réunies. Mais l’actuel gouvernement tourne le dos à ces choix de développement.

Le PT a récemment présenté un programme d’émergence tourné vers l’investissement public et la création d’emplois. Nous réfléchissons aussi à une réforme fiscale pour augmenter la contribution des riches : taxer les grandes fortunes, les héritages, changer le calcul de l’impôt sur le revenu pour soulager les salariés les plus modestes. Des élections municipales se profilent. Nous espérons, avec les partis d’opposition et le mouvement syndical, susciter une vaste mobilisation autour de ce programme, pour défendre la démocratie au Brésil.

Avec la succession de coups d’État ou de coups de forces appuyés par les États-Unis en Amérique latine, comment analysez-vous leur stratégie ?
Jamais dans leur histoire, les États-Unis n’ont agi pour aider l’Amérique latine à se développer. Aujourd’hui, les Américains ont un problème : dans les prochaines années, l’économie chinoise dépassera la leur et deviendra la première du monde. La Chine réalise des investissements très importants en Afrique et en Amérique latine. Washington veut les freiner. L’administration américaine pense que l’Amérique latine lui appartient. Il y a eu les persécutions contre Cristina Kirchner, les événements en Équateur, en Bolivie contre Evo Morales, au Pérou… avec des tentatives d’interférence du département de Justice états-unien dans différents procès en Amérique latine, et surtout dans le mien. Plusieurs procureurs américains ont d’ailleurs fêté mon incarcération. Jamais le Brésil n’a été si subordonné aux États-Unis. Dans ces conditions, la conclusion d’un accord militaire nous portera préjudice. Défendre la souveraineté nationale, c’est défendre nos frontières, notre éducation, notre recherche, notre Amazonie, nos eaux douces. C’est défendre notre propre modèle de croissance, notre modèle de relations internationales pour n’être subordonnés à personne mais alliés à tous.

Quel rôle politique souhaitez-vous jouer dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022 ? Comment allez-vous mener votre combat contre les inégalités ?
Je ne me place pas dans la perspective de 2022. Je veux créer de l’indignation face aux inégalités économiques et de genre. Nous devons garantir l’égalité entre hommes et femmes, jusque dans l’accès aux responsabilités politiques, combattre le racisme et les préjugés. Il faut prendre soin de la jeunesse. On ne peut pas, dès le berceau, prédire qu’un enfant sera médecin et un autre favelado (un habitant des favelas – NDLR). Il faut également poser la question de l’égalité des revenus. Quel être humain serai-je si je dormais tranquille en sachant que mes enfants et mes petits-enfants ont de quoi se nourrir, alors que des millions d’enfants dans le monde n’ont pas même un verre de lait ? Quel est ce monde où des milliardaires se considèrent humanistes parce qu’ils ont créé une fondation pour aider une demi-douzaine de personnes en Afrique ? Quel est ce monde qui permet à une personne d’accumuler des milliards, alors que la majorité de la population gagne moins de 2 dollars par jour ? Ce qui coûte cher, ce n’est pas le combat contre la pauvreté, c’est de prendre soin des riches. Lorsque vous leur prêtez un milliard, ils vous crachent dans le dos parce qu’ils en voudraient deux. Je suis à la retraite, mais je ne peux me mettre en retrait de mon engagement. À 74 ans, je pourrais me reposer, mais je cherche un espace pour lutter. La seule lutte que l’on ne peut pas perdre, c’est celle pour laquelle on lutte vraiment.


Lula devant le comité des droits de l’homme de l’onu
Encore aux prises avec plusieurs procédures judiciaires, l’ancien président vient plaider sa cause, ce jeudi, à Genève devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU. Cet organe de surveillance du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) est chargé de veiller au respect du pacte international relatif aux droits civils et politiques et au protocole facultatif qui y est associé. Comme le Brésil a ratifié ces deux textes, il est techniquement obligé de respecter les décisions du comité. Lula espère donc pouvoir y dénoncer sa condamnation pour des « faits indéterminés », c’est-à-dire sans preuve. En 2018, ce comité avait déjà tranché en faveur de l’ex-chef d’État et réclamé à la justice brésilienne de l’autoriser à participer à la présidentielle depuis sa cellule car l’ensemble de ses recours n’avaient pas été examinés.

L’Humanité